Émile va à l’école Amiral Courbet toute proche. Bon élève, il décroche son certificat d’études primaires en 1904 et entre à l’École Primaire Supérieure d’Elbeuf. Il y côtoie des garçons comme Louis Denier, Henri Jörimann ou encore Henri Mallard (tous morts au cours de la Grande Guerre), qui deviendront instituteurs, à leur sortie de l’École normale de Rouen. Une formation qu’il ne suivra pas.
De Saint-Aubin à Bléville
Après avoir obtenu le brevet élémentaire en 1909 puis le certificat d’études primaires supérieures en 1910, a-t-il échoué au concours d’entrée ? Toujours est-il qu’il débute, à 18 ans révolus (l’âge minimum requis) comme instituteur « auxiliaire* » à l’école de Saint-Aubin-jouxte-Boulleng (aujourd’hui Saint-Aubin-lès-Elbeuf) en 1911. Il y reste deux ans. La seconde année, il est également gardien de but titulaire de l’équipe fanion du CASA (Club Athlétique Saint-Aubinois), qui s’adjuge cette année-là le titre de champion de Haute-Normandie de 3e série (6-1 en finale face à Graville) et gagne sa place en 2e série.
![Emile Saint-Gille (au centre en haut) avec l'équipe du CASA en 1912-1913. Deux autres joueurs sont morts pendant le conflit : Emile Vaguet (au centre en bas) et Henri Lebourg (en bas à droite).]()
Emile Saint-Gille (au centre en haut) avec l’équipe du CASA en 1912-1913. Deux autres joueurs sont morts pendant le conflit : Emile Vaguet (au centre en bas) et Henri Lebourg (en bas à droite). (©DR)
À la rentrée de 1913, il est nommé instituteur « stagiaire » à l’école de Bléville (commune ancienne rattachée au Havre en 1953). Pour peu de temps puisqu’il part effectuer son service militaire le 28 novembre 1913, au 5e RI, le régiment d’infanterie de Falaise.
![carte postale envoyée par Émile Fortuné Saint-Gille à ses parents le 6 décembre 1914. La carte postale contient, au recto, sa photo en militaire (celui à l'arrière-plan). Le texte du verso est le suivant : « Chers parents. Je reçois à l'instant d'un copain qui revient de Paris ma photographie alors qu'avant la mobilo, je prenais à Paris la garde au pont des Batignolles. Dans l'espoir de vous revoir en chair et en os croyez à mon meilleur souvenir. Émile ». Cela montre comment les cartes postales, censées représenter la guerre, pouvaient être manipulatrices puisque le cliché semble bel et bien avoir été pris encore en temps de paix !]()
carte postale envoyée par Émile Fortuné Saint-Gille à ses parents le 6 décembre 1914. La carte postale contient, au recto, sa photo en militaire (celui à l’arrière-plan). Le texte du verso est le suivant : « Chers parents. Je reçois à l’instant d’un copain qui revient de Paris ma photographie alors qu’avant la mobilo, je prenais à Paris la garde au pont des Batignolles. Dans l’espoir de vous revoir en chair et en os croyez à mon meilleur souvenir. Émile ». Cela montre comment les cartes postales, censées représenter la guerre, pouvaient être manipulatrices puisque le cliché semble bel et bien avoir été pris encore en temps de paix ! (©DR)
Neuf mois plus tard, c’est la guerre. Blessé le 23 août 1914 à Charleroi, en Belgique (fracture de l’humérus droit), il retourne au front une fois guéri. Blessé une deuxième fois, le 17 décembre 1914, par balle, à Mametz (Somme), il y laisse une partie de son index droit.
Neuf mois passent et il rejoint le centre d’instruction de Joinville-le-Pont en vue d’être aspirant. Nommé à ce poste le 1er janvier 1916, il repart au combat, toujours avec le 5e RI. Jusqu’au 1er juin 1916, date à laquelle il est blessé une troisième fois, à Douaumont, lors de la bataille de Verdun, en même temps qu’il est fait prisonnier.
Interné deux ans et demi à Königsbruck
Interné à Königsbruck, il est rapatrié le 9 janvier 1919. Revenu en France sans être pour autant rendu à la vie civile, il épouse peu de temps après, le 27 janvier à Nogent-sur-Marne, Jeanne Depontaillier, quatre ans plus jeune que lui. « Je suppose qu’ils s’étaient rencontrés à Paris, au début de la guerre, confie Anne-Marie Saint-Gille, sa petite-fille. Je sais qu’ils étaient fiancés lorsqu’il a été fait prisonnier à Douaumont. Ma grand-mère était originaire de Reims, mais travaillait à Paris au ministère de la Guerre. Après la fin de la guerre, celui-ci est devenu ministère des Anciens combattants et veuves de guerre. Elle y a été employée jusqu’à sa retraite. »
![Émile et Jeanne le jour de leur mariage, le 27 janvier 1919 à Nogent-sur-Marne.]()
Émile et Jeanne le jour de leur mariage, le 27 janvier 1919 à Nogent-sur-Marne. (©Collection familiale)
Un mois plus tard, le 24 février, il passe au 1er régiment de zouaves et, dans la foulée, le 1er mars, il est promu sous-lieutenant de réserve. Une nomination assortie d’avis élogieux de ses supérieurs : « Très bon sous-officier, il n’y a qu’à se louer de ses bons services » ou « Belle attitude au feu, très bien noté ».
Un fils posthume
Puis sa santé se dégrade, probablement des suites de maladie contractée en service, en l’occurrence les mauvais traitements subis durant sa captivité. Il entre le 21 juin 1919 à l’hôpital mixte de Saint-Germain-en-Laye, où il rend son dernier soupir, deux jours plus tard, à 8 h 45, succombant à une péritonite généralisée.
Toujours en 1919, le 9 octobre, à Reims, soit trois mois et demi après sa disparition, naît son fils, que sa veuve prénomme Émile. « Mon père (Émile fils) a grandi à Reims car mon arrière-grand-mère y habitait encore en 1919, rapporte Anne-Marie Saint-Gille. Cette femme était elle aussi institutrice, puis directrice d’école. Elle a élevé mon père lorsqu’il était enfant. Je crois que les contacts avec sa famille paternelle n’ont pas été nombreux (la distance ? Le fait que le mariage ait duré si peu ?). Toujours est-il que mon père a grandi quasi exclusivement dans sa famille maternelle, elle aussi marquée par l’enseignement. Il avait également un oncle directeur d’école primaire (un frère de ma grand-mère) et lui-même, s’il n’a pas été vers cette profession, avait un grand respect pour le métier d’instituteur, qu’avait exercé aussi son père. »
Enterré à Reims dans un caveau familial
À son décès, Émile Fortuné Saint-Gille a été inhumé provisoirement à Nogent-sur-Marne avant d’être enterré au cimetière de Reims, dans un caveau de famille gravé « Depontaillier – Saint-Gille ». Sa veuve, décédée le 26 février 1979, est enterrée auprès de lui. « Elle y tenait beaucoup, Elle n’avait jamais voulu se remarier et tenait beaucoup à conserver le nom de Saint-Gille. Cela dit, elle ne nous a pas tellement parlé de lui, il faut dire qu’elle a été mariée cinq mois, et veuve alors qu’elle venait d’avoir vingt-deux ans, ce qui est, du reste, emblématique de cette génération », poursuit Anne-Marie Saint-Gille, née en 1951 à Paris, où son père avait épousé Elisa Wisler, le 17 octobre 1946. Deux enfants sont nés de cette union, Christian, frère aîné d’Anne-Marie, ayant vu le jour en 1947, à Paris lui aussi.
Émile fils est décédé relativement jeune, à 64 ans, en 1983, à Villejuif. Notons pour l’anecdote, qu’il a lui aussi pratiqué le football, à l’adolescence, alors qu’il était revenu vivre chez sa mère, à Nogent-sur-Marne. En 1933-1934, il était licencié à l’Alsacienne-Lorraine de Paris !
« L’existence de mon père a été fortement marquée par les deux guerres mondiales : de sa naissance à sa propre expérience (il a été déporté). Et moi je fais des recherches sur la construction de la paix, notamment sur les pacifistes allemands de l’entre-deux-guerres », expliquait, il y a une dizaine d’années, Anne-Marie Saint-Gille, alors professeur en études germaniques à l’université Lumière – Lyon II.
Son nom gravé sur aucun monument
Ayant quitté Caudebec-lès-Elbeuf bien avant la guerre, Émile Fortuné Saint-Gille, bien qu’ayant la mention « mort pour la France », ne figure sur aucun monument aux morts d’une commune : pas plus sur celui de sa ville natale (ce qui s’explique vu qu’il n’y habitait plus) que ceux de Nogent-sur-Marne ou de Reims (ces deux monuments ne comportant aucun nom).
![La plaque du CASA, aujourd'hui disparue, sur laquelle figurait, au milieu de douze, le nom d'Emile Saint-Gille.]()
La plaque du CASA, aujourd’hui disparue, sur laquelle figurait, au milieu de douze, le nom d’Emile Saint-Gille. (©DR)
![La plaque du CASA, aujourd'hui disparue, sur laquelle figurait, au milieu de douze, le nom d'Emile Saint-Gille, à l'arrière plan sur cette photo d'un match humoristique au stade André-Roussel dans les années 1930.]()
La plaque du CASA, aujourd’hui disparue, sur laquelle figurait, au milieu de douze, le nom d’Emile Saint-Gille, à l’arrière plan sur cette photo d’un match humoristique au stade André-Roussel dans les années 1930. (©dr)
Son nom a néanmoins été gravé dans la pierre : sur deux plaques (celles de l’EPS et du CASA, hélas aujourd’hui disparues) et sur le monument de l’ancienne école normale de Rouen, dédié aux éducateurs. Paradoxal, puisqu’aujourd’hui, c’est le seul monument qui conserve sa trace… alors qu’il n’a pas été normalien !
![Le monument de l'Ecole normale de Roue, dédié aux éducateurs.]()
Le monument de l’Ecole normale de Roue, dédié aux éducateurs. (©DR)
![Seul, le monument de l'Ecole normale de Rouen, dédié aux éducateurs, conserve dans la pierre le nom d'Emile Saint-Gille.]()
Seul, le monument de l’Ecole normale de Rouen, dédié aux éducateurs, conserve dans la pierre le nom d’Emile Saint-Gille. (©DR)
* La durée du service militaire ayant été portée à trois ans, la Seine-Inférieure avait beaucoup de soucis pour recruter de jeunes hommes. Le recours aux intérimaires était donc très fréquent. Titulaire du certificat d’études primaires supérieures, Émile Saint-Gille pouvait y prétendre. À 18 ans révolus, il a donc été recruté comme auxiliaire à l’école de Saint-Aubin. Au bout de deux ans, il a changé de statut pour devenir stagiaire, l’étape suivante vers la titularisation (deux ans de stage assortis de l’obtention du CAP).